Écoconception et accessibilité : le duo gagnant
Conversation entre designers pour un numérique utile et responsable

L'accessibilité et l'écoconception sont deux piliers essentiels du numérique responsable. Avec des lois de plus en plus strictes et un intérêt croissant pour des pratiques durables, ces domaines offrent des opportunités intéressantes pour une transformation du secteur.
Je dois admettre que je ne connaissais pas bien l’écoconception avant d’en discuter avec Laïla Tamani (nouvelle fenêtre). Laïla est product designer freelance, spécialisée en écoconception et numérique responsable. Elle est aussi bénévole chez Designers Éthiques (nouvelle fenêtre), une association de recherche-action qui œuvre pour un numérique émancipateur, durable et désirable.
L’association définit l’écoconception comme une démarche d’amélioration continue qui vise à limiter les ressources informatiques afin d'allonger la durée de vie des appareils, et ainsi limiter la fabrication de nouveaux équipements.
Lors de notre échange, Laïla m’a présenté l’écoconception comme une opportunité d’aligner sa carrière à ses valeurs, ce qui peut être une bouffée d’air pour des professionnels souvent confrontés au burn-out. Nous avons aussi discuté de l’enjeu réel de l’écoconception qui peut servir de porte vers l’écologie au sens large. Car si le numérique pèse sur notre empreinte environnementale, ce n’est pas le premier coupable.
Nous avons également discuté des attentes, parfois lourdes, qui pèsent sur les professionnels de la tech, en particulier les femmes. N’est-ce pas une injonction de plus ? Et comment nos outils et processus peuvent-ils nous aider à concevoir de manière durable ? Enfin, Laïla a partagé son point de vue sur le rôle crucial que jouent les communautés de designers pour faire évoluer les pratiques et les mentalités.
Écoconception et accessibilité : de nouvelles opportunités pour les designers
Est-ce que l’écoconception, comme l’accessibilité, représente une opportunité pour les designers ?
Pour le moment, j’ai l’impression qu’il y a plus d’opportunités en accessibilité. En tous cas, dans l’immédiat. On a de plus en plus de lois. Après, on ne sait jamais parce que les lois pour l’accessibilité existent depuis 20 ans (nouvelle fenêtre) et pour autant… c’est quasiment 98 % des sites qui ne sont pas conformes. Le ratio est complètement démesuré entre le nombre de sites qui existent en France, les moyens qu’on met dedans et le manque de conformité. Donc effectivement, il y a du travail.
Cela dit, je constate dans certaines formations qu’il y a un intérêt pour l’écoconception, comme il y en a pour l’IA ou la cybersécurité. J’ai constaté depuis quelques mois une prise de conscience du côté des agences ou ESN, de même que du côté des clients qui incluent désormais l’écoconception dans certains appels d’offres ou missions. Des formations courtes commencent à émerger mais c’est plus rare du côté des écoles de digital ou de design.
Si on veut se spécialiser en design, est-ce qu’il faut choisir entre accessibilité et écoconception ?
C'est une très bonne question. Moi aussi je me suis intéressée à l’accessibilité, je connais les grands principes de conception, les contrastes des couleurs, l’ordre de navigation, etc. Mais je n’ai pas de bagage technique suffisant pour faire des audits.
Je me suis intéressée à l’écoconception par conviction personnelle pour l’écologie. Je comprends mieux la partie environnementale, c’est ce qui me touche, y compris d’un point de vue social et humain. C’est peut-être un sujet qui me paraissait un peu moins intimidant aussi. Mais à la fois, ce sont des sujets très complémentaires. L’un ne va pas sans l’autre.
Justement, on oppose parfois l’accessibilité avec l’écoconception. Qu’en penses-tu ?
Je pense que c’est de la mauvaise foi parce que dans le Référentiel Général d’Écoconception des Services Numériques (RGESN nouvelle fenêtre), il y a des critères qui rejoignent ceux du Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA nouvelle fenêtre). Ces référentiels, ils nous servent à nous, les designers, pour remettre l’utilisateur au centre de notre conception, à répondre à ses vrais besoins.
Par exemple, il faut toujours interroger l’utilité d’un contenu, que ce soit une image ou une vidéo par exemple. Et en accessibilité, on parle beaucoup de langage clair. J’ai l’impression qu’il y a aussi cette notion de sobriété, d’aller à l’essentiel. Il faut moins de contenu, plus de structure, que ce soit facile à naviguer, rapide.
Je pense qu’avec une approche d’UX design, on fait déjà de l’écoconception quand on répond au besoin de son utilisateur. C’est la règle des 3U (utile, utilisable et utilisé), et ça rejoint totalement l’écoconception et l’accessibilité. C’est comme ça qu’on devrait construire nos services numériques en tous cas.
À quoi doit-on faire attention en design pour favoriser l’écoconception ?
Ce qui revient principalement, ce sont les vidéos, les images et les animations. Il faut utiliser les bons formats, les bonnes tailles d’affichage et toujours se demander si tel média est utile à l’utilisateur. Tout comme en accessibilité finalement, avec les images décoratives ou non.
Par exemple, prenons les images ou les photos, qui représentent en général le plus de poids. En CSS, on peut redimensionner artificiellement les images, mais cela ne reflète pas leur taille et leur poids réels. Je vois souvent des images affichées pour un avatar minuscule, qui sont en réalité des images de 3000 ou 4000 px de large… Le simple fait de les redimensionner avant l’export (en px) peut nous faire gagner jusqu’à 10 fois le poids d’une image !
Le nombre de couleurs joue aussi, et pourtant visuellement on ne voit pas la différence. Le dithering peut permettre de faire un joli style, tout en réduisant drastiquement le poids d’une image, comme sur le site de Dalkia (nouvelle fenêtre) par exemple. On peut utiliser des sites (nouvelle fenêtre) ou des plugins sur Figma (nouvelle fenêtre) pour en faire facilement.

Les développeureuses peuvent mettre ces images en cache ou faire en sorte de les dimensionner à la bonne taille en fonction de la taille d’écran. C’est très important de se coordonner avec toute l’équipe quand on parle d’écoconception ou d’accessibilité.
Est-ce que c’est réaliste d’attendre que tous les métiers soient formés en écoconception ?
Effectivement, c’est une bonne question. J’ai travaillé pour France Télévisions où il y a énormément d’images sur le site. Les personnes qui éditent le contenu sur la plateforme n’ont clairement pas le temps de compresser ou redimensionner les fichiers. Donc l’équipe technique a mis en place des solutions simples pour arriver à un résultat acceptable avec le serveur et la manière dont le side est codé.
Ce genre de détails, les gens ne les connaissent pas. Surtout quand on n’est pas développeureuse, et c’est normal. Mais ça a un impact énorme. Donc finalement, il faut que nos outils évoluent aussi, qu’ils puissent compresser et redimensionner les images automatiquement, sans pour autant perdre en qualité (nouvelle fenêtre).
C’est la même chose avec la sémantique et la hiérarchie des titres. La vérification de l’ordre des titres, ça ne doit pas être une option planquée dans le CMS (Content Management System). Il faut que ce soit facile de repérer une erreur, parce qu’on en fait tous. Il nous faut des garde-fous.
Quels peuvent être les bénéfices d’une spécialisation en écoconception selon toi ?
J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de gens qui partent en burn-out parce qu’ils font des projets qui n’ont plus de sens. On est très portés sur les projets, les KPIs (key performance indicators), la performance, toujours vouloir rajouter des choses sans prendre de recul ni parler de qualité.
L’écoconception, comme l’accessibilité, donne l’impression de travailler sur quelque chose qui va au-delà de ses intérêts personnels, ou du produit en lui-même.
L’intérêt de l’écoconception c’est aussi de faire en sorte que les utilisateurs arrêtent de changer de téléphone ou d’ordinateur prématurément car ils deviennent lents ou parce qu’ils ne peuvent plus mettre à jour une application.
Une des finalités de l’écoconception, c’est la rétrocompatibilité (à vos souhaits !). Il s’agit de rendre le service numérique disponible sur un maximum d’équipements et systèmes d’exploitation, même pour les plus anciennes versions. De cette manière, les utilisateurs peuvent accéder le plus longtemps possible à leurs logiciels et à leurs applications. Il n’ont pas besoin de les changer à cause de l’obsolescence créée. De plus, cela réduit la fracture numérique car les personnes n’ayant pas les moyens d’acheter un équipement récent peuvent continuer à accéder à des services numériques essentiels.
Ce genre de sujet aide à se recentrer sur l’essentiel. Le design a dérivé vers des enjeux business où l’on passe notre temps à vouloir capter l’attention des gens, et pas toujours pour de bonnes raisons. Quand on s’intéresse à ces sujets, ça nous permet de questionner les demandes de nos clients. Il faut comprendre pourquoi on veut rajouter une nouvelle fonctionnalité, et parfois ces échanges servent à prendre un peu de hauteur. À qui c’est utile ? Pourquoi est-ce qu’on veut faire ça ? Est-ce une demande justifiée par des retours utilisateurs ?
Méthodes d’écoconception, fausses bonnes idées et réalités
Il y a beaucoup de calculateurs d’empreinte carbone numérique. Qu’est-ce que ça vaut ?
Je trouve que c’est intéressant comme outil pour sensibiliser les gens sur l’empreinte carbone d’un site web. Mais par contre, en termes de fiabilité, c’est assez critiqué. Personne ne sait vraiment combien de CO₂ est émis (ou d'eau consommée par exemple). Tout dépend de ta connexion, ton device ou encore le pays dans lequel se trouve le serveur et son mix énergétique. Selon que tu navigues en wifi ou en 4G, il peut y avoir 25 fois plus d’impact énergétique. Donc personne ne peut faire ce genre de calcul avec précision. Ça me fait penser aux robots pour calculer le nombre d’erreurs d’accessibilité. On ne peut pas tout détecter non plus avec ça.
Ça a le mérite d’être simple et facile à comprendre pour le grand public mais il ne faut pas les prendre pour argent comptant. Et ça permet de donner des éléments de comparaison, après une refonte par exemple.
Comment on aborde un projet avec une démarche d’écoconception ?
Designers Éthiques a créé un guide pour répondre à cette question (nouvelle fenêtre) spécifiquement. Il y a 110 idées pour faire une liste d’initiatives structurées.
Je pense qu’il faut être hyper patient et endurant. Il faut trouver les bonnes personnes qui voudront bien faire avancer le sujet, qui peuvent te servir de sponsor. Il faut faire preuve de pédagogie aussi.
J’ai constaté, globalement, qu’il y a quand même beaucoup de gens qui s’intéressent au sujet. Le réchauffement climatique, c’est un vrai sujet. Mais les gens sont souvent un peu perdus. Ils ne savent pas quoi faire, ni par où commencer. Donc c’est important d’être accompagné sur cette partie.
C’est pour ça aussi que dans les référentiels, on recommande d’avoir un référent écoconception (nouvelle fenêtre). Son rôle c’est d’outiller les gens, de créer des ponts entre les équipes. Ça met de l’huile dans la machine. Et bien sûr, il faut former les gens. Ce sont des bases de code, HTML, CSS, etc. Il n’y a rien de très nouveau dans ces recommandations.
Comment en est-on arrivés là ?
Justement, comment on en est arrivés à devoir ré-enseigner les bases du web ?
La puissance informatique et la qualité des réseaux ont évolué de manière exponentielle pendant les 3 dernières décennies (loi de Moore nouvelle fenêtre). Les concepteurices n’ont désormais presque plus aucune contrainte de réseau ou de puissance. Donc les sites, logiciels ou applications prennent du gras, pour proposer quasiment les mêmes fonctionnalités ! C’est ce qu’on appelle l’obésiciel (nouvelle fenêtre).
C’est un peu le revers de la médaille de nos progrès technologiques. Tout va tellement vite, on n’a pas le temps de se questionner sur la pertinence de ce qu’on construit. Avant, on avait des connexions très lentes, des devices pas géniaux… donc il fallait être malin pour faire ce qu’on voulait.
Aujourd’hui, on n’a plus ces contraintes, c’est vraiment la fête à la feature. On accumule trop de dettes techniques et ça complexifie nos systèmes. À force d’aller vite, de rajouter des couches et des couches, ça devient une usine à gaz. Si tu veux changer un bouton, ce n’est parfois pas possible parce que ça casserait tout…
Comment faire si on ne travaille pas pour une entreprise qui a défini une stratégie d’écoconception ?
Effectivement, si il y a un ou une PO, ou autre corps de métier, qui n’a pas envie de s’y intéresser, parce que c’est pas dans sa roadmap et qu’il ou elle n’a pas envie de faire l’effort, l’écoconception sera bloquée, tout comme cela doit être le cas avec l’accessibilité. On peut y mettre toute l’énergie qu’on veut, c’est pas un sujet qu’on peut porter seul. Mais on peut faire certaines choses en sous-marin. C’est un peu comme l’accessibilité, on peut le prendre en compte dans la conception. Par exemple, renoncer à mettre une image ou une vidéo en plein écran sur une page d’accueil.
Je pense qu'il faut essayer de profiter de la moindre brèche. Même si c’est juste une sensibilisation avec les collègues pendant le déjeuner. Un rappel pendant une pause café. On ne sait jamais ce que ça peut donner et j’ai toujours été surprise de la curiosité des gens à ce sujet !
Quand j’étais chez France Télévisions, on avait une guilde de designers, et c’était l’occasion de s’acculturer à ce genre de sujets. Petit à petit, j’ai été repérée comme quelqu’un de spécialisée dans ce domaine. Du coup ça attirait les curieux et j’en ai profité pour partager ce que je savais. C’est comme ça que ça commence parfois.
Et puis ce sont des sujets fédérateurs. Ça touche tous les métiers, tous les niveaux. C’est pareil en accessibilité. Ça fait appel aux valeurs des gens, à leur sens de la justice. Avec ces sujets, on n’a pas besoin de travailler pour une entreprise à impact pour avoir l’impression de servir à quelque chose de plus grand que soi.
Quand on fait de l’écoconception, est-ce qu’on peut travailler pour n’importe quel client ?
Effectivement, on peut se demander l’intérêt de faire un site éco-conçu pour une entreprise qui extrait des énergies fossiles par exemple. Mais si tout le monde pense comme ça, on se retrouve à ne travailler qu’avec des gens déjà convaincus. Pour moi, l’écoconception, c’est une porte d’entrée vers l’écologie et la transformation en entreprise. C’est vraiment ça l’objectif, je le vois comme un point d’entrée.
Mais prenons un peu de hauteur. Je trouve qu’on a tendance à faire peser toute la responsabilité du changement climatique sur l’individu (coucou l’éco-anxiété), alors que nous vivons dans un système très complexe.
Et puis d’un point de vue personnel, si on ne travaille qu’avec des gens qui sont déjà d’accord, on tombe dans le piège du silo et de la pauvreté intellectuelle. On ne sait pas tout, on a besoin de s’exposer à la diversité. Ce qui est important, je trouve, c’est de changer les entreprises qui ne sont pas encore sensibilisées, qui n’y croient pas encore. Ça peut aussi nourrir nos propres réflexions sur le sujet.
Et puis, imaginez si on arrive à activer un levier dans une de ces entreprises sur laquelle on n’aurait rien parié… vous vous rendez compte de l’impact que ça pourrait avoir ?
Le nombre d’utilisateurs compte aussi. Par exemple, les applications de France Télévisions ou Radio France sont utilisées par des millions de gens. On peut penser qu’une vidéo c’est pas grand chose. Mais quand c’est utilisé 1000 fois, 10 000 fois, 1 million de fois… C’est peut être que 10 kilo-octets d'économies par visite, mais c’est multiplié par 1 million. Au bout d’un moment, ces efforts pèsent dans la balance. C’est ça l’intérêt.
Et puis on va aussi avoir un impact sur nos collègues, ils peuvent aussi s’emparer du sujet. On pourrait arriver à un point de bascule avec des changements collectifs, voire systémiques.
Un enjeu de société
Est-ce qu’il ne faut pas se méfier un peu du greenwashing des entreprises ?
Oui, parce que même ces entreprises qui se disent à impact, parfois, on remarque qu’il n’y a aucune cohérence entre le service qu’elles proposent et leur sites ou applications qui sont loin d’être éco-conçues.
On voit aussi parfois des appels d’offres où les entreprises demandent une expertise en écoconception et en accessibilité. Et quand tu leur demandes pourquoi ces sujets sont importants pour eux, souvent, on se rend compte que c’est surtout une histoire de marketing.
J’ai aussi vu des entreprises parler d’écoconception, se positionner comme des sachants du sujet, mais qui, à côté de ça, distribuent des tonnes de goodies ou partent faire des séminaires en avion. Ça manque de cohérence. Mais j’ai espoir d’une prise de conscience. Et puis en tant que personne salariée on peut refuser de participer à ces évènements pour ouvrir des discussions.
Alors oui, il y a du greenwashing. Mais d’un autre côté, le branding c’est aussi un levier fort pour une marque. Ça peut permettre aux gens de découvrir le sujet. Même si ce n'est pas cohérent de bout en bout, ça interpelle les consommateurs. Il y a une marque de charcuterie végétale qui fait ça très bien. Leurs emballages sont rigolos, ça plaît aux gens. Tous les clients avec qui ils travaillent sont exposés à ce branding qui rend le sujet plus attirant. C’est hyper écolo, hyper engagé et le branding est canon.
C’est quoi la part du numérique dans notre empreinte environnementale ?
À l’échelle mondiale, le numérique représente environ 5,5 fois les émissions carbone de la France (nouvelle fenêtre).
Si on regarde notre empreinte individuelle aujourd’hui en France, elle est de 9,8 tonnes de Gaz à Effet de Serre (GES) par habitant (nouvelle fenêtre) et par an. Donc le numérique représentait à peine 5% de notre impact quand l’étude a été faite en 2021.
Mais l’impact est en hausse constante (nouvelle fenêtre), notamment avec l’arrivée de l’IA qui crée de nombreux data centers, usages et nouveaux devices. Pour moi les solutions et les choix doivent être collectifs, au niveau des entreprises et des pouvoirs publics.
Voici deux infographies low-tech (nouvelle fenêtre) (que je me suis permise de mettre à jour légèrement) pour expliquer l’évolution de l’impact numérique :
434 kg de co2 : c’est l’empreinte GES du numérique d’une personne en France. C’est déjà 22% de son objectif de bilan carbone 2050

Mais l’empreinte d’ici 2050 en France pourrait tripler si on ne fait aucune action.

J’ai l’impression qu’on vient toucher la dimension sociale de ce sujet. Est-ce que l’écoconception c’est pas un truc de bobo ?
Effectivement, on ne peut pas s’adresser aux gens n’importe comment. Par exemple, quand on vit en dehors des grandes villes, on a besoin de sa voiture pour emmener ses enfants à l’école, aller au travail, faire ses courses. Merci les effets rebond de la voiture individuelle ! On ne peut pas dire à ces gens là, dont je fais partie, de se débarrasser de leur voiture pour se déplacer en vélo. Les infrastructures routières ne sont pas adaptées, les transports en commun trop peu développés. On en revient à la responsabilité collective et politique... C’est un peu facile, quand on habite à Paris avec ses privilèges, de dire qu’on n’a pas de voiture.
Pour le numérique, c’est pareil. Il y a des réalités concrètes sur les infrastructures disponibles et des moyens dont chacun dispose :
- Tout le monde ne dispose pas d’une connexion ultra-rapide selon sa géographie (filaire ou mobile)
- Tout le monde ne dispose pas d’un équipement numérique individuel ou récent.
- Tout le monde ne dispose pas des compétences nécessaires pour utiliser des services numériques. Et c’est étonnant, mais toute la population est touchée par le phénomène (nouvelle fenêtre).
- Et enfin, les services numériques sont très loin d'être accessibles aux personnes handicapées, ce qui rajoute un frein supplémentaire !
Comment défendre l’écoconception ?
Est-ce qu’il y a des lois qui nous obligent à respecter l’écoconception ?
Effectivement, on peut défendre l’écoconception par le cadre législatif. Il y a plusieurs lois qui existent :
- La loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (nouvelle fenêtre) (AGEC)
- La loi du 15 novembre 2021 (nouvelle fenêtre) visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France
- Le rapport sur l’obsolescence logicielle (nouvelle fenêtre) (article 27 de la loi AGEC) qui préconise de se doter d’une « directive écoconception logicielle ».
- La loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 (nouvelle fenêtre) qui a pour objectif d’améliorer la conception des produits en sanctionnant l’obsolescence programmée, c’est-à-dire le fait de concevoir délibérément un produit pour que sa durée de vie soit réduite, et en prévoyant des expérimentations de l’affichage de la durée de vie des produits.
- L’article 2 de la loi visant à Réduire l’Empreinte Environnementale du Numérique (REEN nouvelle fenêtre) module relatif à l’écoconception des services numériques et à la sobriété numérique dans les formations d’ingénieurs à la rentrée 2022.
- L’article 25 de la loi REEN (nouvelle fenêtre) : définition par l’Arcep et l’ARCOM, en lien avec l’ADEME, d’un référentiel général de l’écoconception des services numériques, inscrit au Code des postes et des communications électroniques le 1er janvier 2024.
- L’article 35 de la loi REEN (nouvelle fenêtre) : les collectivités de plus de 50 000 habitants doivent se doter d’une stratégie pour réduire les impacts du numérique dont une démarche d’écoconception de ses services numériques.
Qui est concerné et on risque quoi si on ne respecte pas ces lois ?
Pour le moment, c'est surtout les collectivités de plus de 50 000 habitants (nouvelle fenêtre) qui doivent avoir une stratégie numérique responsable. On leur demande une feuille de route pour définir cette stratégie et de faire des conceptions conformes aux recommandations du RGESN. Il y a aussi un label Numérique Responsable (nouvelle fenêtre) qui existe, porté par l’agence LUCIE.
On n’en est pas encore au stade de la sanction financière ou de l’obligation légale. Ce sont des recommandations qui préparent aux futures lois qui en imposeront sûrement. Comme ce qui existe pour l’accessibilité. On espérait qu’il y aurait des changements significatifs en 2024… mais bien sûr avec le contexte politique, ça n’a pas été priorisé. J’ai appris récemment que l’une des raisons, c’est de porter le sujet à échelle européenne, pour ne pas pénaliser les concepteurs français.
Quels sont les autres arguments que tu utilises pour convaincre ?
Il y a plein d'autres arguments, c'est même un chapitre entier du guide d'éconception de services numériques (nouvelle fenêtre).
L’impact sur la santé de populations vulnérables
Ce qui me touche personnellement, c’est l’impact social. Par exemple de savoir que 85 % des déchets électroniques finissent dans des circuits illégaux, ou dans des décharges à ciel ouvert. Les gens qui sont chargés de les trier, ce sont des gens pauvres, souvent en Afrique, qui n’ont aucun équipement de protection. On leur demande de faire fondre ces matériaux à l’air libre, sans matériel adapté. Cela conduit à de nombreuses conséquences sur la santé, en particulier celles des enfants et des femmes enceintes.
C’est pour ça que c’est important de ne pas se racheter des nouveaux téléphones tout le temps. Ça se finit comme ça après, et le recyclage à 100 % n’existe tout simplement pas. Mais cet argument ne sert pas à convaincre les grands patrons.
L’argument financier
Investir en écoconception, ça peut aussi rapporter de l’argent. Je pense que c’est pareil en accessibilité. Un site éco-conçu a de meilleures performances, notamment parce qu’il charge plus vite, qu’il est codé proprement, donc ça permet d’optimiser son SEO.
L’accès facilité
Il y a aussi le fait que le site est utilisable sur des devices plus anciens et plusieurs systèmes d’exploitation. Ça participe aux mesures de performance. Et comme on touche plus de gens, on peut certainement gagner en visibilité. Si on peut accéder à ton site en n’étant qu’en 3G, là aussi, c’est bon pour le ROI. Par exemple, si on est dans le métro et qu’on n’a pas une connexion très stable, ça peut être un facteur différenciant pour un site ou une application plutôt qu’une autre.
La demande des consommateurs
Je pense aussi que les consommateurs sont de plus en plus conscients et séduits par ces démarches. Ils préfèrent opter pour des solutions éthiques, éco-conçues. Et ça se voit dans les appels d'offres publics ou privés qui l’intègrent de plus en plus.
Un enjeu de plus, un enjeu de trop ?
Ce serait quoi les limites de l’écoconception ?
Je trouve qu’on vit dans une société pleine d’injonctions. Encore plus en étant une femme. On nous demande d’être gentille, de faire attention aux enfants (quand on en a), à l’éducation, de prendre soin des autres et aussi de la planète.
Notre santé mentale ne peut pas résister à tout. Il y a un rapport qui est sorti sur la santé et la charge mentale des femmes qui continuent de se dégrader (nouvelle fenêtre), entre autres parce que les femmes font de plus en plus de choses. Donc à ça, on rajoute l’écologie, le zéro déchet, fabriquer ses cosmétiques ou ses produits ménagers. Ça rajoute encore de la charge mentale, de la pression, voire même un sentiment de culpabilité.
J’ai écouté un podcast récemment sur le concept de la robustesse (nouvelle fenêtre) et la notion de performance, qui est la combinaison de l’efficience et de l’efficacité (nouvelle fenêtre). En gros, on souhaite atteindre des objectifs avec le moins de moyens possibles. Mais les effets rebond sont nombreux. L’efficacité ne réduit pas la pression sur les ressources matérielles ou humaines, bien au contraire. Nous sommes dans une épidémie de burn-out à la fois humain et matériel.
On ne peut pas sans cesse rejeter la faute sur les consommateurs ou les individus. C’est un problème systémique. Bien sûr, qu’on peut se mettre à la trottinette et éteindre le robinet quand on se brosse les dents.
Ce que je fais en écoconception, ça me donne une impression de contrôle, mais il ne faut pas s’imaginer qu’on peut tout régler tout seul. Je pense qu’il y a plus d’impact à fédérer les gens, à les sensibiliser, les outiller et les former.
Justement, quels rôles les communautés de designers peuvent jouer là-dedans ?
En tant que designer, je trouve qu’on est quand même beaucoup dans la concurrence, la compétition. Par exemple, les devs ont l’habitude de l’open-source, de mettre à disposition leurs travaux. Ça se fait beaucoup moins, voire pas du tout chez les designers.
Alors que plus tu creuses un sujet comme l’écoconception, plus tu te rends compte que tu ne sais rien. On est tous dans le même bateau. Il faut réduire nos émissions de carbone et notre consommation de ressources, c’est ça l’objectif. Donc si plusieurs personnes en parlent, et bien tant mieux ! Sinon dans 40 ans, il n’y aura plus d’humanité. Personne n’est épargné par les enjeux climatiques. Il n’y a qu’à regarder les feux en Californie en ce moment. Ils font partie des gens les plus riches du monde, et ils ne sont pas épargnés ! On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres, mais ce sujet c’est comme l’accessibilité, ça concerne tout le monde.
Bon, après je préfère terminer sur une note positive. Parce qu’avec ce discours on a vite fait de tomber dans le triangle de l’inaction (nouvelle fenêtre). Le triangle de l’inaction c’est cette façon qu’on a de rejeter la faute sur les autres, par exemple les entreprises qui nous vendent des produits pas très éthiques. Les entreprises, elles, disent que ce n'est pas de leur faute si les consommateurs achètent. Les consommateurs vont rejeter la faute sur l’État qui ne fait pas assez de lois. Et bref, on se renvoie la balle indéfiniment. Il faut que chacun prenne ses responsabilités.
Les ressources de Laïla Tamani pour en savoir plus
Tous les liens qui suivent s'ouvrent dans une nouvelle fenêtre :
- Guide d’écoconception de services numériques
- La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) pour aider les entreprises à mesurer leur impact et mettre en place des actions de réduction.
- Fresque du climat
- Éviter les transferts de pollution
- Les 4 niveaux d’écoconception
- Pour un écologie décoloniale du numérique
- Pollution numérique : du clic au déclic
- Data centers : leur consommation d’eau va exploser
- L’appel à désert des étudiants de AgroParisTech
- Manifeste pour un réveil écologique
- La loi de Moore est morte